Les chèvres sauvages des gorges de l'Ardèche

Article paru en juillet 2015
Mis en ligne en juillet 2022

Si au cours du néolithique les hommes de la préhistoire ont domestiqué les chèvres sauvages, au XXIe siècle le phénomène s'inverse dans les gorges de l'Ardèche : des chèvres domestiquées en d’autres temps retournent peu à peu à l'état sauvage. Explications.

L'histoire a débuté en 1956, date à laquelle un couple d'industriels de Rive (38), monsieur et madame Experton-du-Bois-De-Romans, achètent le domaine de Gaud à St-Remèze. La propriété est une ancienne exploitation agricole de près de 30 hectares comprenant des terres et un ancien château particulièrement délabré. L'ensemble, situé en bordure de la rivière Ardèche, est enchâssé entre les falaises calcaires, la rivière et les maquis impénétrables. Cent mètres à peine de grillage suffisent pour clôturer l'ensemble, tant les barrières naturelles font obstacle. Les époux Experton entreprennent la réhabilitation du château pour le transformer en une somptueuse résidence secondaire. Dans ce décor rocheux et rustique, la propriétaire tente d'introduire des daims, mais l'expérience se révèle un échec. Ne renonçant pas à une présence animalière dans le domaine, elle importe une dizaine de chèvres d'Abyssinie (Éthiopie). Cette espèce de petite taille, trapue et au caractère sauvage, est connue pour s'adapter aisément à tous les terrains. Les jolies bêtes sont donc cantonnées sur le domaine de Gaud, parquées librement entre rivières et falaises. Dans le même temps, Sylvain Vaisseaux, éleveur de moutons à St-Remèze, obtient des époux Experton l'autorisation de faire paître son troupeau de moutons sur les terres de Gaud. Il devient peu à peu le gardien de la propriété et assure, entre autres de l'entretien du grillage. Dans les années 1980 cependant, les époux Experton vendent leur bien au Conseil Général de l'Ardèche. Personne n'entretient le domaine. Peu à peu, des touristes envahissent les lieux, saccagent la propriété, défoncent le grillage. Les chèvres gagnent le maquis et retournent à l’état sauvage.

Voilà pourquoi depuis 35 ans, des chèvres déambulent librement dans les gorges où elles se sont reproduites, avec à leurs côtés quelques charmants boucs. Ces animaux, dispersés en plusieurs troupeaux répartis sur près de 10 000 hectares, ont colonisé une zone s'étendant du col du Serre de Tourre au Balcon d'Autridge. Leurs journées s'égrènent selon le même rythme: après le ptit déj’ commencé par une lampée d'eau claire à la rivière, les chèvres gagnent lentement les hauteurs ensoleillées, utilisant des passages naturels telles la combe de la Rouveyrolle ou la combe de Gaud. Parvenues sur les sommets vers midi, tantôt en bordure de la route des Gorges, tantôt le long des premiers kilomètres de la route de St-Remèze, elles s'installent sur les rochers pour se prélasser au soleil. Les touristes surpris les regardent. Cette situation fait naître des scènes cocasses suscitant l'insoluble dilemme: lequel des deux regarde l'autre le plus curieusement. À l'heure de la sieste, les biquettes, quelque peu incommodées par le bruit effroyable des motos pétaradant sur la route touristique, gagnent les sous-bois. Là, à l'ombre des chênes verts, elles poursuivent paisiblement leur sieste en ruminant. Souvent, au crépuscule, un troupeau composé d'une vingtaine de têtes s'avance lentement jusqu'au belvédère du Serre de Tourre, à la recherche de quelques restes de nourriture abandonnés par les touristes, ne dédaignant ni un quignon de pain, un choupa-chup à moitié sucé, voire un mégot. Sur cette esplanade, elles prennent outrageusement possession des lieux, obligeant parfois les automobilistes à jouer du Klaxon pour les éloigner de la chaussée.

Parmi les bêtes, on remarque un solide bouc de Rove. "Fahrenheit" (puisqu'il faut bien lui donner un nom) est un animal particulièrement imposant, non pas par ses mensurations, mais par ses effluves, surtout en période de rut. A contre vent, cet animal vous laisse un souvenir intarissable de la rencontre. Dames biquettes qui l'accompagnent ne semblent pas particulièrement incommodées, elles. Il faut dire que les jeunes filles exhalent également des parfums qui fleurent bon la campagne… Leurs tenues négligées s'accordent à merveille avec le style plutôt "branché "de leur compagnon, le peigne ne semblant pas faire partie de leur quotidien. Ce tableau champêtre est un ravissement pour les automobilistes de passage, et pour nous aussi, on doit bien l'avouer.

On dénombre aujourd'hui dans les Gorges de l'Ardèche plus d'une centaine de chèvres férales, dites "Chèvre des Fossés", issues de plusieurs croisements dont les origines, outre l'espèce importée d'Abyssinie, sont inconnues. Des bêtes de petite taille, trapues, aux poils longs, probablement issues de l'espèce première côtoient dans le même secteur des boucs de Rove aux cornes imposantes, venus d'on ne sait où. Les animaux se répartissent sur quatre communes : Vallon, St-Remèze, Bidon et La Bastide-de-Virac où, récemment ont été  aperçus des animaux ayant franchi la rivière.

Le long de la route touristique des gorges, la présence des animaux suscite curiosité et amusement. Les touristes sont conquis par ces charmantes bestioles et s'empressent de leur donner quelques friandises afin de les retenir, le temps d'un selfie… souvenir. 

Ainsi, des chèvres autrefois domestiquées ayant opéré le retour à l’état sauvage se suffisent à elles-mêmes et se reproduisent librement dans les gorges de l'Ardèche. De l'avis des observateurs, une régulation s'opère naturellement, sans qu'il soit possible d'en connaître les mécanismes. La nature nous offre parfois de riches présents. À nous de savoir les apprécier et les sauvegarder.
Texte et clichés : Henri Klinz