Le vélo pour thérapie

Article paru en octobre 2015
Mis en ligne en juillet 2022

Entre Lucien Rochette et la " petite reine ", ce fut une véritable histoire d’amour. Pendant toute sa jeunesse et ensuite sa vie d’adulte, le vélo lui offrit tout à la fois une béquille et un défouloir. À l’aube de ses quatre-vingt quatre ans, il ne compte plus les kilomètres parcourus, à une époque où le poids du vélo ne s’estimait pas en grammes, mais en kilos, sans compter les bagages. Un beau témoignage.

Enfant, le petit Lucien fut mis en pension dans sa famille parisienne, loin de sa Normandie natale et de la guerre. Constatant son mal être, le surveillant de son centre d’apprentissage le prit sous son aile et lui offrit un vélo pour lui permettre de se défouler. "Grâce à ce vélo, je filais chaque dimanche sur les routes de la région. Il était mon allié, synonyme de liberté, se souvient Lucien. Mais au bout d’un an, je n’en pouvais plus de cette vie. J’ai fugué. J’ai volé un saucisson, un trognon de pain et j’ai enfourché mon vélo pour parcourir en une journée les deux cents kilomètres me séparant de chez mes parents. Je buvais aux fontaines le long de la route. Vers la fin du trajet, j’étais épuisé et je descendais de vélo à la moindre côte. Je suis arrivé à la tombée de la nuit chez ma mère."  

Plus tard, chaque matin et soir, il parcourait à vélo les dix kilomètres le séparant de l’école. " À cette époque, il y avait plus de vélos que de voitures dans les rues de Paris, s’amuse-t-il. Je retrouvais souvent les mêmes personnes sur le trajet. La bonne humeur régnait dans les rues." Son temps libre, il le consacrait aux courses cyclistes. Sa meilleure place fut second lors d’une course de côte, au cours de laquelle il se retrouva en finale avec un certain Million, dont il n’a vu que le dossard. Plus tard, au milieu des années cinquante, ce dernier allait terminer lanterne rouge du Tour de France. Lucien Rochette avait vraiment le vélo dans la peau.

À l’âge de quarante-cinq ans, c'est au décès de sa maman, qu'il se précipita sur les routes de France pour un périple de plus de deux mille cinq cents kilomètres. Il nous a gentiment confié son petit carnet rouge dont les pages renferment depuis près de quarante ans les précieuses notes figeant l’itinéraire. "Le départ de ma maman creusa un grand vide en moi et autour de moi. La peine m’accablait. Il fallait que je fasse diversion à ce chagrin et que j’agisse. Alors j’ai chargé mon vélo de quarante kilos de bagages et j’ai pris la route, avec l’accord de ma femme bien sûr, sourit-il, et sans but précis. C’était un peu le vent qui me poussait et ce jour-là il soufflait du nord. Il me guida donc vers le sud. J’ai fini mon périple en Corse."  C'est donc de sa Normandie natale, qu'il prit la direction de la région parisienne, la Bourgogne, l’Auvergne avant de débarquer un beau jour au col de la Croix de Bauzon, puis à La Souche. " Face à la magnifique ouverture que le col offrait sur la vallée en contrebas, j’eus l’impression de voir une image du paradis, sourit Lucien. Je suis resté dans cette vallée un bon moment, assez longtemps pour découvrir ce qui allait devenir ma maison."

Dormant dans les granges, les maisons abandonnées, sous la tente et deux nuits à l’hôtel pour cause de pluie violente, vivant de peu et de rien, toujours souriant à la vie, Lucien reprit son périple en direction de la vallée du Lot, le Roussillon, le Languedoc et de finir en Corse. Chaque jour, il voulut vivre avec le strict minimum. Il ne mangea que des bouillies de châtaignes et de blé et deux kilos de fruits, suffisant à emmagasiner la quantité de calories suffisante. Et pour boisson quotidienne : trois litres d’eau… De nombreuses anecdotes émaillèrent son périple. Plusieurs fois il fut appréhendé par les gendarmes qui le prenaient pour un vagabond. Souvent il se perdait car il n’empruntait que les petites routes de campagne par peur de la circulation automobile. À ces moments là, le désespoir lui rendait visite. À l’arrivée en Corse, il se sentait déjà mieux. L’effort physique intense et l’évasion de son esprit lui permirent d’évacuer sa peine. Ensuite, il allait revenir en Normandie, mais par une voie plus directe. Voilà un bel exemple de courage et de ténacité. Et pour la petite histoire Lucien vit toujours en Ardèche... où il est le plus heureux, nous a-t-il confié !
Texte : Bruno Auboiron
Clichés : Bruno Auboiron, Archives Lucien Rochette