Puis le regard s’apaise, vagabondant sur le plateau de Montselgues. Au détour de la petite route, le village lové autour de son église accueille avec bonheur le soleil matinal après la fraîcheur de la nuit. Il est temps de rejoindre la tourbière des Narcettes. Il serait plus juste de parler de tourbières au pluriel car les Narcettes regroupent en réalité trois tourbières distinctes sur les cinq présentes sur le plateau de Montselgues. Ce plateau de 300 ha, qui est un prolongement du Mont Lozère décroché de ce dernier par le creusement des vallées encaissées du Chassezac et de la Borne, est le site de tourbière français le plus méridional.
Renaissance
Il y a deux ans, une série de carottages ont permis de dater l’âge des tourbières à dix mille ans grâce à l’étude des pollens emprisonnés dans la tourbe. Le terrain était idéal pour leur apparition : un socle granitique imperméable et peu sensible à l’érosion de ses éléments minéraux avec par-dessus une couche de grès perméable propice à l’apparition de sources. « Une eau pauvre en éléments minéraux et en oxygène, cela donne inévitablement une tourbière si elle rencontre un relief creusé, assure Anaïs Laurioux, chargée de mission à la communauté de communes du pays des Vans, possédant de belles connaissances en fonctionnement de la nature. Et puis l’activité des hommes sur le plateau par l’extraction du grès pour les meules des moulins et d’abreuvoir aux abords des sources a certainement dû faciliter le développement de ces tourbières. » La tourbière des Narcettes comme toutes les autres fut redécouverte il y a une trentaine d’années par le Conservatoire des Espaces Naturels. Elles étaient moribondes sous le couvert des pins laricio envahissant le plateau depuis l’exode rural et l’abandon de ces terres par les troupeaux d’estive. Trente années plus tard, la restauration des tourbières est exemplaire.
Vers un manque d’eau ?
Pour que vive une tourbière, elle doit bénéficier de plus de précipitations que subir d’évaporation. Ici, elle ne peut plus compter sur l’enneigement hivernal, malgré son implantation à presque 1 000 m d’altitude. « Nous nous posons de nombreuses questions sur le devenir de cette zone de tourbières face au changement climatique, poursuit Anaïs. Nous constatons de moins en moins d’eau à sa surface. » Pourtant la présence d’une tourbière est irremplaçable ; elle filtre l’eau, sert de réservoir comme un château d’eau car elle est composée de sphaignes, véritable éponge pouvant retenir jusqu’à trente fois son poids en eau, et elle est un puits de carbone. La tourbière est aussi un refuge pour la biodiversité. On y trouve le lézard vivipare qui ne pond pas des œufs mais accouche de petits lézards entièrement formés, ce qui permet d’accélérer le processus de reproduction car la belle saison est courte en altitude. Ce lézard est capable de congeler une partie de son corps pour traverser l’hiver sans mourir. La tourbière est le décor d’étonnantes plantes carnivores à l’image de la drosera et du rhynchospore blanc, espèce protégée présente en Ardèche uniquement sur la tourbière des Narcettes. Les pieds dans l’eau, le lycopode inondé est une étonnante fougère primitive. La linaigrette offre au vent son coton. Bien d’autres surprises attendant l’observateur curieux.
« Quand toute l’herbe est sèche, la tourbière et son environnement immédiat restent verts, explique Anaïs. Les animaux peuvent venir y pâturer car la présence maîtrisée d’un troupeau est indispensable pour que le paysage ne se referme pas. » Lutter contre le tarissement puis le reboisement naturel d’une tourbière semblait un vain combat car l’évolution de ce milieu humide est justement d’aller vers un état forestier. En attendant, la tourbière des Narcettes reste un milieu extrêmement fragile et il convient de ne pas sortir des sentiers afin d’éviter tout piétinement fatal à l’inestimable flore locale.