Invasion aquatique

Article paru en mars 2017
Mis en ligne en septembre 2022

Grâce à l’opération de pêche électrique pour évacuer les poissons rouges du bassin du domaine de Rochemure à Jaujac, l’occasion est belle pour faire le point sur la présence et l’impact des espèces aquatiques invasives sur les territoires ardéchois.
 

Le rendez-vous est fixé en début de matinée et sous le soleil, autour du bassin du domaine de Rochemure à Jaujac, siège du Parc naturel régional des Monts d’Ardèche… Le début de cette histoire est classique : attristé de voir son poisson rouge tourner en rond dans son bocal, on le libère dans l’eau calme de la fontaine du village.  Un poisson, puis deux, trois, dix, vingt et une âme charitable, sans penser à mal, récupère l’ensemble des poissons pour les libérer dans un endroit idyllique, pense-t-elle, pour eux, c’est à dire le bassin du domaine de Rochemure. Et là, le drame aquatique se met en place. En trois ans, la vingtaine de poissons rouges, des carassins dorés de Chine, prolifère pour atteindre le millier d’individus, marquant la disparition des herbiers, la dégradation de la qualité de l’eau et surtout la prédation sans pitié des larves d’insectes et de grenouilles. « La présence de ces poissons est une catastrophe, appuie Nicolas Dupieux, responsable biodiversité au Parc. La richesse du lieu était sa population de libellules qui en trois ans a été divisée par deux. » Alors pour restaurer l’équilibre fragile de ce bassin, le Parc, en collaboration avec la LPO (Ligue de Protection des Oiseaux) et la Fédération départementale de Pêche, a organisé le déplacement d’un maximum de poissons capturés grâce à une matinée de pêche électrique puis l’éradication des poissons dissimulés dans la vase, par une mise à sec prolongée du bassin.

Quatre membres de la Fédération de Pêche progressent dans l’eau du bassin. Le premier balade sous la surface une électrode paralysant brièvement les poissons. Il est entouré par deux personnes qui les récupèrent dans une épuisette et un quatrième suit à l’arrière avec un récipient dans lequel sont versés les poissons. La totalité du bassin est exploré trois fois de suite pendant que Nicolas Duroure de la LPO et Nicolas Dupieux du Parc évacuent les poissons dans des bacs. Ils seront ensuite transportés à la Ferme des Crocodiles de Pierrelatte où les poissons trouveront refuge et où ils seront présentés comme espèce invasive à ne jamais relâcher dans la nature.

« Une espèce invasive est un espèce non locale susceptible de provoquer des déséquilibres biologiques dans un environnement défini, précise Christian Boucansaud, responsable du pôle technique à la Fédération de Pêche. Ce déséquilibre peut être occasionné par la prédation, la diffusion de maladie et une trop forte reproduction. Il existe de nombreuses espèces aquatiques invasives en Ardèche, mais cela ne nous inquiète pas car la dynamique hydraulique, de l’étiage à la crue, est forte et crée une sélection naturelle, les espèces locales étant mieux adaptées à ces conditions. Les problèmes se rencontrent alors principalement en milieu fermé comme les étangs et les mares, mais cela reste très ponctuel et ne met pas vraiment une espèce locale en danger de disparition. » Carassin, perche-soleil, poisson-chat, tortue de Floride, vairon du Canada sont autant d’espèces indésirables mais qui n’arrivent pas à proliférer dans nos cours d’eau. La lutte entre la tortue Cistude d’Europe, une espèce protégée, vivant de façon naturelle ici depuis si longtemps, et la tortue de Floride n’est pas à l’avantage de cette dernière.  

Ce n’est pas bien sûr une raison pour mettre volontairement à l’eau sa tortue ou son poisson rouge, comme on abandonne son chien en été au bord de la route !
Bien sûr à toute situation d’ensemble, est toujours associée une exception. Chez nous, elle se nomme écrevisse à patte blanche. C’est véritablement la seule espèce aquatique endémique menacée de disparition à relativement court terme. « Trois espèces invasives d’écrevisses fréquentent nos rivières, poursuit Christian Boucansaud. Deux ne nous posent pas trop de problème, la troisième est un véritable fléau pour notre écrevisse. » L’écrevisse américaine est arrivée dans les années cinquante, mais elle n’apprécie pas l’eau vive et n’entre pas en concurrence avec l’écrevisse locale. L’écrevisse de Louisiane reste très localisée et ne parvient pas à proliférer. En revanche l’écrevisse « signal », nommée ainsi à cause de son point blanc à la commissure des pinces, se montre très agressive territorialement. Elle est arrivée de la côte Pacifique dans les années quatre-vingt. Elle fut repérée pour la première fois dans un affluent du Doux, près de Lamastre. Elle s’était échappée des piscicultures  qui en faisaient l’élevage, car elle présente un bel intérêt commercial et culinaire. « Maintenant on la trouve à la confluence du Lignon et de l’Ardèche, dans la Volane, la Bezorgues, le Doux et encore bien d’autres rivières, regrette Christian Boucansaud. Son expansion est surveillée de près et des tentatives d’éradication ont jusque là échoué. Désormais, il ne subsiste que quelques sanctuaires pour nos écrevisses et si on veut les conserver, il faudra d’urgence déterminer des secteurs de protection intégrale. Nous nous sentons un peu démunis face à ce fléau aujourd’hui. »

Bien sûr l’écrevisse « signal » est victime de nombreux prédateurs comme les petits carnassiers (martre, putois, renard…), les loutres ou encore les oiseaux piscivores, mais elle est en si grand nombre. Elle est pêchée à la balance pendant les périodes d’ouverture, mais cela ne suffira pas non plus. Et comble de malchance cette écrevisse invasive diffuse une maladie mortelle à notre écrevisse : la peste de l’écrevisse, en réalité un champignon dont elle est porteur sain. « Nous avons encore beaucoup à apprendre pour que la lutte devienne efficace mais il y a véritablement urgence, conclut Christian Boucansaud. »
L’information et la sensibilisation sont aussi des outils indispensables pour lutter contre les espèces invasives. À ce sujet, l’opération du bassin du domaine de Rochemure, au détriment des poissons rouges et pour la diversité, est un bel exemple. Des élèves de l’école de Jaujac sont venus assister à cette pêche électrique. Et peut-être que désormais plus aucun poisson rouge ne sera libéré dans l’eau de la fontaine du village ! Et de l’écrevisse « signal » au poisson rouge, le combat est le même pour sauvegarder la richesse de la biodiversité de nos rivières.
 
Texte et clichés : Bruno Auboiron