Elle refuse de « pucer » son troupeau, ses quarante chèvres, qu’elle regarde d’un œil bienveillant quand elle le guide vers l’herbe verte généreuse et nourrissante de ses montagnes. Elle ne veut pas que ses chèvres ne soient qu’un numéro, une référence informatisée et impersonnelle. Elles l’accompagnent dans sa vie quotidienne, elles méritent tellement mieux…
La traite effectuée, le troupeau quitte la chèvrerie sous la conduite d’Emmeline. Sa chienne Féroé, pas toujours très efficace, coure et rappelle à l’ordre les chèvres qui prennent trop leur aise et s’écartent du chemin qui les mène vers l’herbe dans les prairies dominant le hameau de Blaizac et ses dix habitants, regardant le bourg d’Ajoux de l’autre côté de la vallée ; un village de hameau en hameau, avec son église là, perdue dans la pente.
À l’occasion d’une visite à des amis en vacances ardéchoises, Emmeline eut le déclic, et l’envie d’une autre vie que celle qu’elle menait alors, loin de la campagne. Avec son compagnon Valère, ils ont acheté un petit bout de terre. Ils y ont planté une yourte pour vivre en famille, le temps de construire la maison achevée aujourd’hui. Et puis les chèvres était déjà là, il ne restait qu’à en prendre soin et faire les fromages. Emmeline compte pour la troisième génération de chevrières à Blaizac. Ses prédécesseurs vendaient leurs fromages au pied du Gerbier avant que n’existe le marché organisé là-haut. L’esprit d’initiative n’a jamais manqué à Blaizac. Emmeline a repris la suite de cette belle aventure, mais évidemment, à sa manière.
Le troupeau quitte la chèvrerie, tandis que quelques canards, gobant les mouches indisposant les chèvres, restent à fouiller la paille. Il est dix-sept heures. Emmeline guide sa quarantaine de chèvres, elle les appelle toutes par leur petit nom, elle n’a surtout pas besoin de l’informatique et du « puçage », pour les connaître et les aimer. Finalement assez dociles, les chèvres la suivent, à part une poignée d’audacieuses qui tentent un détour par quelques arbres dont les feuilles semblent appétissantes ou les haies bien fournies. Depuis 2011, elle soigne ses chèvres, les nourrit au foin bio de la ferme et qui sent bon le serpolet. Et puis de leur lait, elle fait des fromages au goût unique.
La vie était belle, oui, jusqu’au jour où ses chèvres sont devenues clandestines, en situation irrégulière. Pourtant, ses chèvres portaient les plaques d’oreille réglementaires pour le suivi, la traçabilité du troupeau. Tout était en règle, parfait. Mais voilà cela ne suffisait pas aux fonctionnaires de l’Europe et Emmeline et Valère furent mis en demeure de poser des boucles électroniques sur chaque chèvre. La puce électronique, c’était aussi le logiciel de lecture et l’ordinateur, bref des investissements inadaptés et inutiles pour une ferme de cette taille. Le « puçage » des animaux est un premier pas vers l’industrialisation de l’agriculture, une hérésie pour l’Ardèche, selon Emmeline. Ils refusèrent et perdirent leurs primes de la PAC (politique agricole commune) et leurs chèvres furent consignées à Blaizac, interdites de tout déplacement. Mais Emmeline lutte, elle ne les « pucera » pas ! Elle continue à produire ses fromages, à soigner ses chèvres qu’elle connaît toutes pas leur prénom et non par un numéro… jamais !