Un Ardéchois gouverneur de Rome

Article paru en mai 2016
Mis en ligne en juillet 2022

Marcus Iallus Bassus Fabius Valerianus est entré dans l'histoire de l'Helvie par une porte dérobée, inscrivant ses péripéties sur un espace à peine plus grand qu'un timbre-poste. Cet énigmatique personnage de l'armée romaine nous pose aujourd'hui encore bien des interrogations. Qui était-il et que faisait-il à Lablachère ?
Pourquoi loin de la patrie romaine, l'Ardèche ?
 
L'histoire débute pour nous, en 1746, lorsqu'un fragment de pierre antique (aujourd'hui perdu) est retrouvé au quartier de Gadret à Labeaume. Mais les inscriptions qui y figurent sont insuffisantes pour assurer l'identification absolue de ce vestige romain. En 1876, une seconde pierre, semblable à la première, tout aussi énigmatique est retrouvée sur le site de Drôme-Laveyrune, à cheval sur les communes de Joyeuse et de Lablachère. Ce dernier bloc d'abord déposé au château de Saumée est actuellement exposé, dans la cour intérieure du château d'Aubenas. On regrette qu'aucune inscription ne vienne nous éclairer sur les origines de cet antique fragment. En 1957, l'historien, Robert Saint-Jean, fait un rapprochement entre les deux blocs appartenant à une seule et même pierre. Ces vestiges sont aujourd'hui formellement identifiés comme provenant d'un mausolée, mais plus vraisemblablement d'un cénotaphe, élevé en hommage à un haut dignitaire romain ayant vécu ici en Ardèche, au deuxième siècle de l'ère chrétienne, sur le territoire à Lablachère.

Entre 1983 et 1992 une équipe de scientifiques organisée autour de Joëlle Dupraz, célèbre archéologue ardéchoise, explore le site de Drôme-Laveyrune. Il s'agit d'un terrain couvrant plus d'un demi-hectare bordant la déviation de Joyeuse sur l'exploitation de monsieur Robert Faure. Le travail des scientifiques permet de localiser entre autres, sur cette parcelle les traces d'une ancienne villa romaine disposant de son habitat et de son corps d'exploitation. Au mobilier archéologique (poteries, monnaies, tégulas…) s'ajoutent des pièces de réemploi, tels des éclats de meules d'un moulin à huile toujours présents dans les murets qui délimitent les parcelles. Mais la pièce la plus extraordinaire est l'identification d'un chicot de maçonnerie faisant saillie au milieu de la parcelle et dénommé localement "la Tour". Cette antique construction de près de deux mètres de hauteur constitue les ruines d'un mausolée ou d'un cénotaphe. Un "trou de boulin" permettant de fixer le plancher de l'échafaudage lors de la construction témoigne de l'importance du bâtiment à son origine. Son emplacement au centre de la parcelle atteste de la volonté d'édifier ici un monument important, bien visible de loin.

L'architecte Nathalie Cossalter, spécialiste des bâtiments anciens, travaillant avec l'équipe Dupraz, identifie l'emplacement d'une chambre funéraire de près de 25 m² et détermine l'origine des deux inscriptions lapidaires comme provenant d'une frise avoisinant 5 mètres de longueur et couvrant ce qui reste du noyau central du mausolée. D'autres pierres taillées constituant autrefois la couverture du monument et faisant office de parement, ont été arrachées de leur emplacement initial. Sur ces énormes blocs, on distingue toujours les "trous de louves" permettant d'en assurer la manipulation. Ces pierres semblent regroupées autour d'un aven, une dépression issue de l'effondrement de la roche karstique.Andrée Métery, professeur de lettres anciennes, également membre de l'équipe
Dupraz, que nous avons rencontrée dans sa résidence de Lablachère, a reconstitué l'inscription latine figurant sur les deux pierres initiales issues de la frise du monument honorifique :
"MIALLIOMFVOLTB/ASSOFABIOVALER/IANOCOSPRAET/ORILEGLEGIONXGEMINAE/LEGAVGPP/PROBINCPANNONIAEINFERIORI/SCVRATORIOPE/REPVBLICLEGAVGGPP/PROVINCIAEMASIAEINFERIORCO/MITIAVGSVPARTHICAEEEXPE/DLEGAVGGPPPROVPANNONIAESVPERIORS
Qu'elle a traduit par :
 "À Marcus Iallius Bassus Fabius Valérianus, fils de Marcus (de la tribu) Voltinia, consul, préteur (suite non lisible), légat de la quatorzième légion Gémina Martia Victix, légat d'Auguste protecteur de la province de Pannonie inférieure, curateur des travaux publics, légat des augustes propréteurs de la province de Pannonie supérieure".
Dès lors, historiens et archéologues ont tenté de percer le mystère du préteur Jallius Bassus, consul, à la fois homme politique et soldat de l'armée romaine sous les trois empereurs : Antonin le Pieux, Marc Aurèle et Lucius Verus. Né vers 120, décédé vers 170, probablement en Dacie (autrefois province des Balkans, recouverte aujourd'hui en grande partie par le territoire de la Roumanie) son parcours politique et militaire cache bien des inconnus.
De son nom usuel Jallius Bassus, le préteur romain portait le polyonyme de: Marcus Iallus Fabius Valerianus. Ce nom serait issu des deux gentilices (Iallus, pour Jallius, nom d'origine gauloise romanisé et Fabius) associant son nom patronymique à la citoyenneté romaine accordée à certains Gaulois. Ils sont complétés de deux prénoms cognomens, c'est-à-dire de surnoms (Bassus Valérianus), désignant un qualificatif (exemple; le grand, le fort, le valeureux).

Jallius Bassus porte la fonction de Légion Legatus (commandant de Légion). À ce titre il dirige la Lego XIV Gemina, la prestigieuse XIVe légion romaine dont l'emblème est le capricorne. Cette unité compte plusieurs milliers de fantassins et des centaines de cavaliers. Il s'agit d'une unité d'élite initialement stationnée à Mayence, comparable aujourd'hui au célèbre 3 e RPIMA (Régiment de Parachutistes de l'Infanterie de Marine basé à Carcassonne) ou au 2 e REP (Régiment Etranger de Parachutistes à Calvi), qui s'est distinguée lors de la campagne en "Germanie" puis en "Bretagne" (aujourd'hui l'Angleterre). À sa fonction militaire, Jallius Bassus ajoute la charge de préteur, fonction sénatoriale à la fois administrative et judiciaire. Cette attribution lui confère une véritable indépendance puisqu'il est l'égal du consul et n'a pas de compte à lui rendre. Vers 153 il est nommé par Rome, Gouverneur de la province de la Pannonie Inférieure (province occupée par les Romains sur le territoire couvrant globalement la Hongrie actuelle), puis Consul. Une dizaine d'années après il est nommé Gouverneur de Mésie inférieure (province Danubienne) puis gouverneur de la Pannonie Supérieure. Bien qu'il laisse derrière lui une descendance à Rome, on perd sa trace en Dacie, vers 170 où il fut probablement tué au combat.

Pour le chanoine Jacques Rouchier, Jallius Bassus était très vraisemblablement un enfant du pays issu de la tribu Voltinia à laquelle appartiennent les Helviens (territoire du sud de l'Ardèche à partir de l'Escrinet). À ce titre le dignitaire ecclésiastique écrit : " Étant inscrit dans le "tribut Voltinia", Jullius était vraisemblablement Helvien et à cause de cela lui aurait été élevé chez lui à Joyeuse un monument décoré de l'inscription (…) et devenait citoyen romain. Cette tribu a fourni de nombreuses notabilités à l'armée, à la magistrature, au clergé".
Aujourd'hui, l'archéologue Joëlle Dupraz de Coux partage cette même hypothèse.
En 1993, ce quartier prenait l'appellation de "Drôme-la-Romaine" et sur la place du "village", une inscription bien visible, placée sur le monolithe central rappelle le souvenir de Jallius Bassus. Ainsi pendant la période de la "Pax romana", un Ardéchois est devenu Gouverneur romain.
Jusqu'à ce jour, son nom et son œuvre n'ont pas été retenus dans les livres scolaires d'histoire, mais le travail de quelques-uns en lui rendant hommage, lui ouvre dorénavant les portes de la célébrité.


 
Sources :
- Carte archéologique de la Gaule – Ardèche 07- de Joëlle Dupraz et Christelle Fraisse.
- Histoire du Vivarais –tome I, du Chanoine Jacques Rouchier.(publication Jean Régné)
- Gallia, inscriptions latines de Narbonnaise, collège sous la direction de Bernard Rémy.
- Peuples et territoires en Gaule méditerranéenne –Revue archéologique de Narbonnaise (2003)

 
Texte et clichés : Henri Klinz