À Gravières, près des Vans, l’église Saint-Victor nous offre outre son riche patrimoine intérieur, quelques insolentes curiosités extérieures qui n’ont pas manqué de nous interpeller. L’église est classée monument historique depuis 1907. Des modillons en ligne, hauts perchés, garnissant les corbeaux, portent quelques énigmatiques sculptures "susceptibles de heurter la sensibilité des gamins...". Des seins sont sculptés sous le toit de l'église ! Mais ce n’est pas tout ! À l'église de Chambonas, toujours près des Vans, c'est une paire de fesses qui s'offre à la vue des spectateurs. En fait, rien de bien étonnant dans le contexte de l'époque.
Les XIe et XIIe siècles voient l'émergence de l'art roman, (le mot roman étant une déformation du mot romain) où la jeune civilisation chrétienne succède à la société gallo-romaine encore pleine de ses croyances antiques. Les églises sont souvent bâties sur d’anciens lieux d'adoration ou d'autels païens. Le sacré y télescope le profane. L'émergence de la foi chrétienne nécessite des images fortes pour lutter contre les croyances anciennes et imposer l'image du Christ rédempteur. De solides monuments voient le jour, où dans l'intimité du nouveau lieu de culte, les fidèles se rassemblent pour la prière. Sous des voûtes austères affligées par la tristesse, mais où s'est cristallisée la foi des croyants, les artistes du haut Moyen Age expriment un autre langage que celui de l'Empire romain. Dans les absides orientées à l'Est, d'où provient la lumière, les pierres rutilent de couleurs éclatantes que les siècles suivants vont hélas, recouvrir d'un badigeon. Chapiteaux et tailloirs sont ornés de motifs imposants destinés à frapper les esprits. Les sculpteurs impriment dans la pierre des motifs symboliques encore difficilement déchiffrables aujourd'hui. L'iconographie traduit le plus souvent le combat des forces du Bien contre celles du Mal. Rien n'est suffisamment effrayant pour diaboliser le péché et instaurer la crainte du feu de l'enfer. Le mal apparaît à travers des images hideuses et des figures monstrueuses. La peur du jugement dernier surgit dans des scènes violentes parfois obscènes. Les artistes encore marqués par l'esprit païen de la période précédente se livrent alors à toutes sortes de représentations d'autant que le monde imaginaire dans lequel baigne le Moyen Âge leur offre mille sujets de représentation : les serpents à deux têtes côtoient des êtres mi-homme, mi-bête. Des animaux fantastiques côtoient des personnages monstrueux. Ainsi, l'imagination débordante des tailleurs de pierre saupoudre les constructions romanes des motifs les plus invraisemblables.
L'église St-Victor, à Gravières, construite vers 1096, est bâtie en période du plein épanouissement de l'art roman et figure une construction-type de cette époque, dont il ne subsiste que l'abside, le reste de l'édifice étant de style gothique. L'intérieur présente des scènes bibliques et montre le chemin conduisant à la Rédemption. L'extérieur, toujours en ce qui concerne sa partie originelle, préfigure plutôt le péché et les forces du mal. L'artiste anonyme (si l'on veut bien accepter qu'une seule école où atelier ait élaboré ses sculptures) s'est livré aux représentations les plus fantaisistes. Ainsi sur les corbeaux de l'abside apparaissent des sujets les plus hétéroclites ; un visage énigmatique, un loup, une feuille d'érable, une chèvre.... Parmi eux, deux seins !
Pour Eliane Pradeilles, ancienne conservatrice du musée des Vans, auteur d'un mémoire sur l'église romane de Gravières, l'interprétation de ses sculptures nécessite une approche concernant l'époque à laquelle elles ont été travaillées : " L'image que l'on avait du corps à cette période n'est pas celle d'aujourd'hui. Par ailleurs, les tacherons trouvaient là une forme d'expression leur permettant de manifester leur ras-le-bol, car ils étaient souvent exploités. Dans d'autres paroisses au contraire ils sculptaient des cœurs pour exprimer leur bonheur ".
Les sculpteurs du haut Moyen Âge, à quelques exceptions près, comme Raymond de Bianya, n'ont pas gravé leur nom sur leurs œuvres. Seules quelques inscriptions font état d'artistes célèbres comme Gislebert, Mathieu de Compostelle ou Wiligelmo. En conséquence, l'énigmatique sculpture obscène de l'église de Gravières reste l'œuvre d'un artiste inconnu. Peu de tailleurs à cette période œuvraient à travers le territoire en raison des difficultés de circulation et de l'absence de route. Souvent ces sculpteurs étaient des artistes locaux dont le talent était requis pour un travail régional et limité aux églises environnantes. " L'inconnu " de l'église de Gravières aurait-il également sculpté les modillons de l'église voisine de Chambonas ? Ici encore, l'abside de l'église romane est garnie d'une imposante frise de modillons en ligne. Les gueules cassées s'alignent sur les ours, loups, chiens, sangliers, genette, poissons, et autres amphisbènes. Parmi les sculptures moyenâgeuses qui s'affichent sur la corniche, on aperçoit; " lo desgobilhaïre " et "lo cagaïre ". Chacun à travers la traduction de ces mots en identifiera les âpres images, reproduites dans le même esprit.
Pour certains, une divergence apparaît concernant l'identification de ses sculptures : fesses ou seins. En ce qui concerne le modillon de l'église de Chambonas, la présence d'un orifice entre les deux renflements ne laisse plus aucun doute quant à l'identification de la pièce !
Modillon : bloc de pierre, sculpté de façon grossière, fine, fantaisiste, placé sous les corniches
Tailloir : partie supérieure du chapiteau, d'une colonne, sur laquelle reposent les voûtes.
Amphisbène : serpent mythologique à deux têtes, qui peut avancer aussi bien en avant qu'en arrière et dormir tout en restant éveillé.