Le chemin de fer en Ardèche : un projet fou

Article paru en mars 2015
Mis en ligne en juillet 2022

À la sous-préfecture de Largentière, dans un recoin, une ancienne carte de l'Ardèche quasi oubliée porte les stigmates d'une épopée rocambolesque. Sur ce document apparaît en pointillés l'étonnant tracé d’une voie de chemin de fer reliant Le Puy à Aubenas sur près de 90 km à travers les monts d'Ardèche. Dans la mémoire collective affleure le souvenir d'un projet fou et d'une aventure humaine hors du commun. Comment peut-on imaginer réaliser dans les années 1900 un chantier si audacieux? Pourquoi les travaux pharaoniques ont-ils été abandonnés ?
Que reste-t-il aujourd'hui de cette fantastique épopée ?
 

À la période charnière de la Seconde république et du Second Empire, les autorités françaises manifestent le désir de désenclaver le Massif Central en ouvrant à travers l'Hexagone une ligne de chemin de fer reliant Paris à Nîmes. Le but était de favoriser l'écoulement des productions du centre de la France, jusqu'alors assuré par des convois muletiers, vers les grandes agglomérations périphériques. En 1851, est étudiée la réalisation d'un tronçon de voie ferrée, reliant Clermont-Ferrand à Nîmes. Ce projet sera plusieurs fois abandonné.

Au sortir de la guerre de 1870, la France retrouve vigueur et santé.
L'industrie, dopée par l'utilisation massive des machines à vapeur remplaçant la force humaine, est en pleine expansion. La chaudière tubulaire (le turbo de l’époque !), inventée par l'ardéchois Marc Seguin, équipe toutes les machines et booste les locomotives. Les nouvelles technologies nées de la Révolution Industrielle enflamment les esprits. Dorénavant, tout devient possible!

La voie de chemin de fer
Deux tracés sont proposés : un premier par Langogne et Alès et un second par Le Puy-Aubenas-Le Teil. Dans un premier temps, seul le premier est retenu en raison de la richesse du bassin houiller cévenol. Mais c'était sans compter sur l'opiniâtreté des élus de la Haute-Loire et de l'Ardèche ! Le député du Puy, Laurent Aynac, élu en 1914, réélu en 1920 et nommé en 1923 Ministre des Travaux Publics en charge des chemins de fer, avait pesé de tout son poids sur le projet, lequel entre-temps était devenu son cheval de bataille. Il espérait assurer l'avenir économique de la région. Dans les deux départements, les élus revendiquent des productions importantes de bois, de fourrage, de céréales, ainsi que des bestiaux… Convaincu par le bien-fondé des besoins, le PLM (Sté des Chemins de Fer Paris-Lyon-Marseille, aujourd'hui SNCF) attribue la concession d'une ligne Le Puy / Niègle-Prades (aujourd'hui Lalevade-d'Ardèche) suivant le tracé des hautes vallées de la Loire et de l'Ardèche. Les travaux débutent en 1911. Les  locos  " 050  " peintes en vert aux couleurs de la Sté PLM, capables de tracter près de 800 tonnes de marchandises à chaque voyage, seront à l'ouvrage. Cependant, aucune étude de rentabilité n'avait été entreprise. En 1920, on ne savait toujours pas combien de trains circuleraient chaque jour sur la future voie ferrée. Pour l'historien Auguste Rivet, "le député de la Haute Loire, orateur talentueux et influent, avait entretenu l'illusion. "Les travaux démarrent par la mise en chantier des principaux tunnels : Présailles (43) et St-Cirgues-en-Montagne, appelé Tunnel du Roux. Premier à être percé, ce dernier est alors, avec ses 3336 m, le plus grand tunnel de France à deux voies,  (ouvrage permettant d’assurer une meilleure ventilation). En Haute-Loire près du Puy, sur la nouvelle ligne partie de Brives-Charensac, sur un terrain moins accidenté que celui de l'Ardèche, les travaux vont "bon train".

La guerre de 1914 vient suspendre le chantier, techniciens et ouvriers étant mobilisés sur le front. Les travaux reprennent en 1919, principalement en Haute-Loire. La ligne Le Puy-Lalevade prend alors la dénomination de "Transcévenole ". Les équipes travaillent 24h sur 24. En Haute-Loire, le chantier de Présailles emploie 1500 personnes. L'entreprise Pradier, équipée d'un camion Berlier, transporte chaque jour 2500 litres de vin d'Ardèche pour les besoins des ouvriers. Partout sont ouvertes des carrières afin d’extraire et de tailler les orgues basaltiques. De nouvelles routes sont tracées. On coupe, taille et achemine du bois de charpente pour coffrer les arches.... Dans les petites exploitations agricoles où il n'est pas rare de trouver 7 à 8 enfants, le chantier est une aubaine, les populations locales n'ont plus besoin de quitter la campagne pour chercher du travail, le travail est venu à eux.  C'est toute une région qui va momentanément se développer autour de ce chantier. À Présailles se dresse le fantastique viaduc de Recoumène, construit en courbe sur près de 325 mètres et soutenu par 8 arches à 66 mètres de hauteur.

Mais en 1920 la France a changé. Le projet initial commence à dater, il a déjà 60 ans. Le pays s'est modernisé. Le rail a supplanté le mulet et maintenant la voiture concurrence le rail. Les Sociétés d'Autobus qui se multiplient convoient aujourd’hui les voyageurs jusqu'à domicile. Les marchandises transportées par camion desservent des zones de montagne inaccessibles au chemin de fer.
Qu'importe, dans l'inconscience générale, le chantier continuera !
 
Texte et clichés : Henri Klinz