La château de la Saumès et la Révolte des "masques armés"

Article paru en septembre 2016
Mis en ligne en juillet 2022

Cette belle demeure possède le triste privilège d'être méconnue... y compris des habitants de Lablachère ! Il faut cependant accorder aux autochtones quelques indulgences. En effet, le château de la Saumès n'a rien d'une forteresse moyenâgeuse telle que nous l'imaginons. Ici, pas plus de créneau que de donjon ou de mur d'enceinte. Pas même les vestiges de la moindre herse ou d'un quelconque pont-levis. Le château de la Saumès est avant tout une résidence bourgeoise abritant quelques belles curiosités et dont toute la richesse est contenue dans son histoire, aussi prestigieuse que mystérieuse.

La bâtisse, d'un seul bloc, de forme rectangulaire, est construite sur une propriété de sept hectares, en périphérie immédiate de l'agglomération de Lablachère, au bout du chemin du bureau de poste. On connait peu de choses sur l'origine du Château de la Saumès (autrefois écrit "de salmesia " mais que l'on trouve également orthographié : Saulmè, Saumè, Saumèe,...). Seuls les auteurs anciens (Mazon, Montravel, Benoix-d'Entrevaux,...) ont rédigé quelques notes concernant cette demeure dont l'origine est inconnue. C'est sans doute en raison de ce manque d'informations que les auteurs modernes ont pudiquement oublié de citer le château de la Saumès dans leurs ouvrages sur les châteaux de l'Ardèche. Cependant son architecture fournit quelques pistes intéressantes permettant de reconstruire une partie de son histoire.
Comme cela fut le cas au cours des siècles, les châteaux furent construits, modifiés, aménagés sur plusieurs périodes. Sur la façade sud, des bosselages marquent l'emplacement d'anciennes échauguettes (ou peut être de tournelles). Les consoles (corbeaux en pierre) apparaissant sous la toiture et courant tout autour de la demeure, attestent de l'existence d'un encorbellement, faisant office de chemin de ronde, typique de la période médiévale. Cette singularité n'apparaît dans la région sur aucune autre demeure de ce type et contraste étrangement avec les larges fenêtres à meneaux, héritage de style architectural de la renaissance italienne du XVe siècle. Entre ces deux appareils de maçonnerie se dessine un abîme de plus quatre siècles.
Une photo appartenant à Bernard Badaroux, propriétaire et résident actuel du château de la Saumès atteste de la présence d'une chapelle en partie effondrée, dressée autrefois devant l'édifice. Cette photo, des années 1920, a été réalisée à la période où le château abritait l'école libre installée en 1885 et tenue par les frères de la congrégation des Oblats de Marie. Les pierres de cette chapelle ont été utilisées pour la reconstruction de l'école actuelle située dans le centre du village
Au rez-de-chaussée, seule partie restaurée du château, une belle cheminée en pierre agrémente les appartements. Contrairement à l'usage, aucune inscription, aucun motif ne vient décorer la clé de voute, ce qui contribue à entretenir le mystère sur les origines de la construction. A l'extérieur, le style du portail d'entrée de la demeure supportant les armoiries n'est pas sans rappeler celui du château de la Chazette (Haute-Loire) situé dans la commune de Chanaleilles, berceau de cette famille.
Au château de Lablachère, les armoiries visibles au-dessus de la porte d'entrée se composent d'un écu habillé de ses ornements, dont l'apparition s'est généralisée seulement au XVIIe siècle. L'Assemblée Constituante de 1790 ayant décrété l'abolition des classes et donc de la noblesse, la représentation symbolique de ses armes fut interdite. Restaurées en 1808 par Napoléon Bonaparte, les armoiries ont réapparu à cette période, permettant ainsi d'identifier une famille ou une personne.
En conséquence on peut légitimement supposer que la porte d'entrée, la pièce la plus décorative de la bâtisse, est postérieure à cette époque. Roger, Vicomte de Chanaleilles, ex sous-préfet de Châteaudun ayant racheté le château en 1884, après une longue période d'abandon, en aurait logiquement assuré la restauration le temps où il occupait la demeure. Pourtant le blason constituant la pièce centrale des armoiries reste là aussi, bien mystérieux. Il n'est pas représenté dans les divers inventaires héraldiques que nous avons consultés et Florentin Benoit-d'Entrevaux, spécialiste en la matière n'en fait pas état dans son "Armorial du Vivarais", pas plus que le Vicomte de Montravel ne mentionne son existence dans son inventaire sur les familles de la noblesse du Vivarais. L'alliance des deux familles apparaissant sur cet écusson est inconnue. On s'interroge également sur l'absence de couronne surmontant habituellement l'écu, signe majeur d'appartenance à la noblesse, tandis que le heaume atteste bien d'une famille de militaires, connue pour ses faits d'armes dès le XIe siècle.
Les meubles (symboles) qui y sont représentés appellent quelques remarques particulières : au dextre se dessinent trois chiens, rappelant les armoiries de la famille de Chanaleilles : "A trois lévriers de sable, colletés d'argent, courant l'un sur l'autre". Mais ici les chiens (supposés) semblent bien épais pour des lévriers... d'autant qu'ils sont orientés tête à droite contrairement aux animaux figurant sur les armes authentiques de cette famille du Vivarais. Quant au cerf (symbolisant le passage de la vie dans un autre monde) représenté côté senestre, son origine est inconnue. Il en est de même de la sculpture que l'on devine au-dessous du cerf. (peut-être une grenouille de sinople paraissant en pal et symbolisant la solitude). L'identification de ce blason demeure énigmatique.
Une architecture dépouillée, des vestiges supposés de la fin du Moyen Age, des armoiries inconnues, contribuent à entretenir le mystère du château de la Saumès. En l'absence d'élément probant, c'est en tournant les pages de l'histoire de la demeure et celle de ses occupants que l'on obtient des renseignements plus précis.
Le château de la Saumès est connu principalement en raison de son appartenance à la célèbre famille de Chanaleilles (écrit "de canehalioe" dans les documents anciens) qui s'imposa dans le Sud du Vivarais, notamment dans la région de Largentière du IXe au XIIe siècle. Cette famille est connue depuis l'an 811, en la personne du Seigneur du Gévaudan d'où elle est originaire et dans l'Ardèche, par Pons de Chanaleilles. Ce vaillant Seigneur de Joannas, de Blaunac et châtelain de Largentière, parti pour la première croisade en 1096 où il fut tué à la bataille de Nicée (Turquie). Cette dynastie donna naissance à huit branches dont celle de la Saumès. Au XVe siècle, la famille de Chanaleilles occupait déjà le château de Lablachère, le seigneur du moment Guillaume de Chanaleilles ayant manifesté par testament son désir d'être inhumé avec ses aïeux dans la chapelle particulière des gens de la Saumès située sous le vocable de St Jean Baptiste à l'intérieur même de l'église St Julien, au centre du village. Comme le confirme Rémy Bessas, professeur d'histoire, il ne subsiste hélas aujourd'hui aucune trace de ce tombeau, les deux travées de l'église s'étant effondrées accidentellement, les vestiges des occupants de la Saumès étant restés ensevelis sous les décombres.
Un temps abandonné et supposé tombé en décrépitude, le château de la Saumès servit de refuge à la mystérieuse bande des "masques armés" dont les activités ont déclenché l'intervention des forces Royales sous Louis XVI. Ces obscurs cavaliers se sont illustrés dans la région des Vans, à la limite des départements de l'Ardèche et du Gard au cours des années 1782/1783. A cette période, des cavaliers masqués ou dont le visage était recouverts de suie, vêtus de grandes chemises ou de vêtements de femmes cachant leurs habits, s'en prennent aux procureurs, magistrats, notaires et autres collecteurs d'impôts, à une époque où les décisions de justice et le prélèvement des impôts sont au bon vouloir de la bourgeoisie. Les masques armés font irruption chez les notables accusés (à juste titre) de malversations, forcent les portes et brûlent les documents servant à la collecte de l'impôt. Ils se remboursent du paiement exorbitant des tailles en emportant vêtements, nourritures et provisions puis se replient et trouvent refuge au château de la Saumès. Les insurgés auraient atteint le nombre de près de deux cents, agissant vraisemblablement par petits groupes, menant des opérations ponctuelles envers des représentants de l'état jugés corrompus, aux Vans, à Banne, ainsi qu'à Joyeuse où un percepteur est détroussé. L'armée royale intervient, commandée par le comte du Languedoc et se déploie dans le sud ardéchois. Les principaux chefs sont arrêtés et jugés à la sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg avant d'être exécutés publiquement le 25 octobre sur la place de la Grave aux Vans. Une trentaine d'individus mis en cause sont interpellés, emprisonnés mais amnistiés par le Roi l'année suivante, mettant ainsi fin à cet étrange épisode de l'histoire au cours duquel quelques courageux ardéchois venaient de défier l'autorité souveraine.
Dans le Sud de l'Ardèche, "La révolte des masques armés " survenu en 1782/1783 n'est pas un événement à classer parmi des actes de brigandage ou de pillage. Il s'agit avant tout d'une chouannerie, une sorte de fronde populaire traduisant l'exaspération d'un peuple opprimé par les abus d'une classe dominante. Les masques armés n'avaient qu'un seul objectif : poursuivre les représentants de l'état accusés de prévarication. Cet événement nous ramène inéluctablement à "la révolte de Roure", survenue également dans le Sud de l'Ardèche moins d'un siècle auparavant et qui, comme "la révolte des masques armés" préludait aux premiers soubresauts populaires aboutissant au grand chambardement de la Révolution Française.
Sources :
- Collection personnelle de Bernard De Chanaleilles.
- La revue du Vivarais -Articles de Jacques Schnetzler et Paul d'Albigny
- L'armorial du Vivarais de Benoit-d'Entrevaux.
- Les Huguenots du Vivarais par Dr Francus.
- Chronique de Joyeuse pendant la révolution, collégiale sous la direction de Roger Boissonade.
- Monographie de la paroisse de Lablachère par le Vicomte L.de Montravel.
détail du blason
détail du blason

A nos amis lecteurs : Nous accueillons avec plaisir, afin de les publier, toutes informations permettant d'identifier le mystérieux blason surmontant la porte d'entrée du château de la Saumès à Lablachère. Nous n'avons pas retrouvé d'archives permettant de les attribuer à une quelconque famille parmi les 31 alliances ou descendances de la famille De Chanaleilles, pouvant légitimement revendiquer la propriété de ce château.

Texte et clichés : Henri Klinz