Les secrets de l'instruction
En matière criminelle, le Procureur de la République, directeur de la police judiciaire dans le département, confie le dossier à un juge d'instruction chargé de faire toute la lumière sur l'affaire. Ce magistrat apparaît alors comme un "super-flic" disposant de pouvoirs élargis en matière d'investigations. Du fond de son bureau, le juge commande les auditions, perquisitions, saisies, etc…, se réservant les auditions des témoins les plus importants ainsi que les confrontations. Il délègue à son tour une partie de ses prérogatives à un "directeur d'enquête" qui lui rend compte régulièrement de l'avancée de celle-ci et des résultats obtenus.
Le juge Alain Clerg, jeune magistrat tout droit sorti de l'école prenait là, sa première affaire importante. Il s'octroyait pour les besoins de ses recherches le directeur du Service Régional de Police Judiciaire (SRPJ) de Montpellier qui bénéficiait de l'assistance des inspecteurs de l'antenne du SRPJ d'Avignon. Le juge reprenait l'affaire à ses débuts et guidait l'instruction de manière chronologique : le vol sous la menace d'une arme de la DS à Anduze, le hold-up du Crédit Agricole à Villefort, la fusillade avec les gendarmes à St André-Lachamp, l'exécution des Malosses à Pont-de-Labeaume, etc... Le jeune magistrat n'a pas ménagé sa peine bouclant en deux ans un dossier éparpillé sur cinq départements et regroupant plus de 600 pièces de procédure auxquelles il convient d'ajouter : les analyses balistiques, les écoutes téléphoniques, les expertises psychiatriques, etc. Ce travail a nécessité plusieurs transports sur les lieux, accompagné de son Procureur, de jour comme de nuit, y compris le dimanche. Au final il ne manquait pas une virgule au dossier. Contrairement à la procédure judiciaire dressée lors de "l'affaire Gregory", l'enquête ardéchoise était parfaite. Trop parfaite ! Le jeune magistrat était-il particulièrement doué (ce qui expliquerait sa brillante carrière) ou alors était-il bien encadré ?
Les premiers dysfonctionnements sont apparus au cours de l'instruction. Alors que la gendarmerie, écartée de l'affaire et dessaisie du dossier ne se voyait confiée que quelques taches subalternes, les Officiers de Police Judiciaire avançaient à grands pas. Après la découverte d'une bouteille de vin et de deux verres portant les empreintes de Pierre Conty et de Stéphane, dans une grange à St Jean-Chambre (07), ils poursuivaient les fuyards dans la Drôme avec seulement quelques jours de retard. Mais hélas, les meurtriers avaient déjà franchi la frontière.
A Privas, le juge procédait à l'audition des témoins les plus importants dont le gendarme Klinz, survivant de la fusillade de Charrus, auquel l'assistance d'un avocat fut refusée au prétexte qu'il n'était que témoin et non pas victime (malgré un certificat médical faisant état d'une indisponibilité de travail de quatre jours). Madame Nicole DL (passagère de la 504 accrochée à Charrus, lors du croisement avec la voiture conduite par Pierre Conty) dont le témoignage était susceptible de changer la qualification pénale des faits d'homicide en assassinat (ce qui entraînait des peines biens plus lourdes), n'a pas été entendue. Cette personne ne sera donc pas citée comme témoin lors de l'audience du jugement. Les preuves matérielles, notamment les rayures laissées par la DS conduite par Conty, alors qu'il tentait de "bloquer " l'Estafette des gendarmes à Charrus n'ont pas été présentées.
Un personnage important venait d'apparaître au cours de l'instruction : Me Robert Badinter. Le premier avocat de France (qui venait de sauver la tête de Patrick Henry de la guillotine –décédé il y a quelques jours, après 40 ans d’emprisonnement-) se présentait comme le conseiller de Stéphane Viaux-Péccat. Il était assisté de trois autres avocats dont Me Béraud d'Aubenas qui n'apparaîtra pas à l'audience pour des raisons de stratégie politique (il se présentera ultérieurement aux élections cantonales sous l'étiquette du FN). Robert Badinter semblait "guider" le calendrier des auditions du juge. Il demandait sans cesse le report des auditions ou des confrontations prétextant, par exemple "des cours à donner à la faculté". Les magistrats de Privas donnaient suite à ses exigences. Dans les couloirs du palais, tous savaient que le talentueux avocat parisien était déjà désigné comme étant leur futur ministre de la justice. Le Procureur de la République dira trente-cinq ans plus tard "c'était de bonne guerre". Le célèbre avocat a mis tout en œuvre pour retarder la date du jugement, un espace temps prolongé entre les faits et le jugement, jette sur l'affaire le voile de l'oubli permettant au défenseur de plaider pour des peines plus douces.
L'arrestation de Stéphane Viaux-Péccat en Hollande le 20 octobre 1977, allait procurer à son défenseur non seulement l'occasion de ralentir l'avancée du dossier d'instruction, mais également celle d'intervenir dans des échanges diplomatiques passant par la voie hiérarchique de la Chancellerie, du ministère de l'intérieur, puis des Affaires étrangères et le service du protocole. La politique prenait maintenant le pas sur la justice. Les Pays-Bas ayant aboli la peine de mort un siècle auparavant, cette nation n'extrade pas les personnes interpellées sur son territoire, susceptibles d'encourir la peine de mort dans leur pays d'origine. Or, Stéphane Viaux-Péccat poursuivi pour homicide encourait la peine capitale en France. La note du ministère des Affaires étrangères de La Haye en date du 25 mai 1978 stipulait : « Le ministère voudra néanmoins attirer l'attention du gouvernement français sur le fait que les Pays-Bas ont aboli la peine de mort pour les crimes de droit commun depuis 1870. Le gouvernement néerlandais est convaincu que les autorités françaises compétentes tiendront compte de ce fait dans la présente affaire et que la condamnation éventuelle de Stéphane Viaux-Péccat à la peine de mort, sera commuée en une autre peine. ». La réponse fut claire : le Procureur de Privas avait adressé le 29 novembre 1979, un courrier au procureur général à Nîmes, stipulant : « Stéphane Viaux-Péccat, qu’il soit retenu comme coauteur ou comme complice dans cette action (meurtre sur le gendarme Luczak) ne verra pas son sort aggravé par une pénalité plus sévère. » L’affaire était entendue.
Le gouvernement français a donc donné des garanties formelles au gouvernement néerlandais quant à l'exécution des peines. Dès lors, la décision du jury populaire à l'audience de Privas, apparaissait comme une représentation théâtrale.