La communauté et les secrets de l'instruction
Première partie
En Ardèche, comme dans les autres départements, l'émergence des communautés à vocation néo-rurale constitue l'un des héritages de Mai et Juin 68. Après le grand chambardement, un certain libéralisme émerge de la société traditionnelle dans laquelle tout est remis en question. Le conformisme de l'après-guerre s'effondre. Dorénavant, tout devient possible. Des esprits éclairés imaginent une "nouvelle société". Cette idée sera également évoquée dans la haute classe politique. Jacques Chaban-Delmas, premier ministre de 1969 à 1972, défendra ardemment ce concept progressiste (son conseiller se nomme Jacques Delors…).
La crise de l'été 68 a enflammé toutes les classes sociales. Yvette, fondatrice de la communauté néo-rurale du Suc près des Ollières (07), résume la situation par la formule : " A cette période, l'esprit communautaire était dans l'air". Ainsi, en Ardèche, le "retour à la terre" rassemble des individus regroupés en communautés réparties dans divers secteurs : Rancurel et le Suc près de St Fortunat - Le Grand Reboul à St Jean-Chambre - Le Prau à St Pierreville - Rochebesse et Treynas à Chanéac - La Blacherette à Thines - Le Rieublanquet à Lablachère, etc.
Ces communautés, composées initialement d'une quinzaine de membres résidents, incluant femmes et enfants, s'articulent autour d'une ossature regroupant généralement de jeunes intellectuels issus du milieu universitaire. Très souvent assimilés par erreur à des hippies ou à des beatniks, ils se disent néo-ruraux, désireux de se lancer dans une activité paysanne et de vivre du fruit de leurs productions. Pudiquement, ils dissimulent des origines aisées ou bourgeoises qui constitueront un "terrain de repli" en cas de difficultés. Les parents ont financé l'achat des biens immobiliers et certains pour leurs enfants, ont même investi des sommes atteignant deux millions de centimes de l'époque pour acheter le domaine de Rancurel, celui du Suc ou celui de la Blacherette. Aujourd'hui, ils considèrent que c'était "pour une bouchée de pain"… à l'époque !
Ces jeunes intellectuels, installés à l'année dans des bâtiments vétustes, arrivent principalement de l'université de Grenoble. A la différence de Lyon, Grenoble regroupait des esprits plus frondeurs, des contestataires militants cultivant une idéologie révolutionnaire ou anarchiste. A Grenoble, les universitaires côtoyaient les prolétaires et l'ensemble se mêlait judicieusement ; un terreau prometteur d’où va émerger Pierre Conty.
La naissance de la communauté de Rochebesse en 1968/1969 n'est que le fruit d'une rencontre hasardeuse entre Pierre Conty et Georges Curinier, maire de Chanéac (canton de St Martin de Valamas). Employé communal à Antraigues, sous les bons offices de Jean Saussac, Pierre Conty y rencontre le maire de Chanéac, employé à la Mutuelle Sociale Agricole (MSA) à Privas, l'exode rural, véritable hémorragie de population, rend exsangue cette commune. Armé de bonnes intentions, l'élu de Chanéac propose à Pierre Conty de rejoindre l'un de ses hameaux, Rochebesse en l'occurrence. Là, il trouvera des maisons abandonnées où il pourra se loger, des terres en friche à cultiver et la tranquillité aussi. Tous les ingrédients sont désormais réunis pour permettre à Pierre Conty de réaliser son rêve : fonder une communauté. Il en recrute les premiers membres parmi des jeunes gens de la région d'Alba, dont Jean-Philippe qui deviendra son fidèle lieutenant. Ainsi, peu à peu, venue de divers horizons, une étrange population converge vers Rochebesse ; des "paumés ", comme le mentionne le commandant de brigade de gendarmerie de St Martin, toutes sortes de gens issus de diverses couches sociales, en rupture de société, n'ayant qu'un sac à dos comme unique bagage. Etrangement, nombre d'entre eux sont passés par Paris où ils avaient rendez-vous sur les marches du Palais de Justice, et là, un mystérieux "contact" leur remettait l'itinéraire à suivre depuis Valence afin de rejoindre Rochebesse. Ce détail insolite cachera bien d'autres secrets.
Comme dans un clan, les nouveaux arrivants abandonnent leur maigre bien et sont attelés à la tâche, croyant trouver ici un antidote à leur souffrance. Le travail est rude : sortir le fumier, rentrer les récoltes de fourrage, garder les chèvres, assurer les deux traites journalières, faire les fromages vendus à Grenoble… Après la journée, tous se retrouvent à la table commune pour des veillées où, lors d'interminables discussions, "on refait le monde ". La contestation sert de fil rouge, alimentée par les articles commentés de "Libé " qui enflamment le débat. Mais derrière cette vie communautaire, la vie à Rochebesse, (contrairement aux autres communautés), a pris une tournure inquiétante. Les anciens se disent "exploités, travaillant comme des bêtes avec juste le droit de se taire ". Jacques, le leader de la communauté voisine, dira "ils étaient scotchés ". Faut-il voir dans cette remarque une forme d'exploitation de la misère humaine ? Les revenus issus des productions agricoles sont ignorés, mais les "ouvriers " de la communauté de Rochebesse se rappellent aujourd'hui encore, les maigres repas qui alimentaient leurs dures journées de labeur et dont ils devaient se contenter. Soupe d'orties et riz à l'eau composaient leurs rations quotidiennes.
Pourtant, l'enquête du Gendarme Klinz met en évidence la présence de personnages insolites, de passage ou séjournant à Rochebesse ; des gens aux noms illustres (mentionnés dans son manuscrit "les tueurs fous de l'Ardèche") dont l'appartenance aux familles politiques était bien loin de l'idéal anarchiste et révolutionnaire de la communauté ardéchoise. La présence de ces "fils à papa", tout en garantissant une certaine protection, permettait d'alimenter les caisses et de subvenir aux besoins quotidiens que les hold-up antérieurs à celui de Villefort n'avaient pourtant pas permis de renflouer.
" Il est interdit d'interdire ". Les slogans de 68 retentissent encore dans les esprits. Les idées contestataires des journalistes influents, comme Serge July ou des politiciens Daniel Cohn-Bendit et Alain Krivine, sont reprises et cultivées pour servir de base à l'édification de la nouvelle société néo-rurale. Mais l'absence de règles, de hiérarchie, de discipline va bientôt saper les rêves d'idéaux-communautaires. Tant qu'il est question de réaliser des tâches communes : sortir le fumier ou rentrer les récoltes, les bras s'unissent dans un seul et même élan. Mais dès lors qu'il s'agit de tâches individuelles (laver la vaisselle, faire le café), les volontaires font défaut. Ainsi, le quotidien va peu à peu gangrener l'esprit communautaire.
Pierre Conty, décrit par la presse comme "le maître de Rochebesse ", est avant tout un meneur d'hommes, un leader au charisme indéniable. Il tient ses gens d'une main de fer, mais divers facteurs, tant humains que matériels (le départ de son épouse, l'expulsion des lieux prononcée par le Tribunal des baux ruraux de Tournon, par exemple), vont se télescoper, entrainant l'effondrement de son rêve. Le climat de contestation, les conflits avec les agriculteurs voisins, les menaces du Service d'Action Civique (SAC), ont poussé les membres de la communauté à s'armer et à s'entraîner au tir sur des silhouettes humaines… A Rochebesse, l'ambiance est devenue électrique.
Un dernier baroud d'honneur : le hold-up de l'agence du Crédit Agricole de Villefort, sonnera le glas de la communauté de Rochebesse et le début de "l'affaire Conty ", dont les divers épisodes judiciaires ne manqueront pas d'éveiller la suspicion dans l'esprit des ardéchois.
A suivre : L'affaire Conty - 6ème partie.