Sous des aspects massifs, presque anodins, l’édifice roman dissimule des dentelles de curiosités.
La route qui y conduit contraste étonnamment avec le cadre de l’église. Depuis Lablachère, puis Planzolles, le ruban d’asphalte découpe dans la montagne provençale des décors volés au pays de Pagnol : pins majestueux et châtaigniers tordus s’entremêlent impudiques, sous notre regard admiratif. Les avis divergent concernant l’étymologie du mot «Montselgues», ce nom pouvant signifier mont au seigle, en raison de l'unique céréale qui poussait autrefois dans cette région, ou bien montagne des cieux afin de désigner ce sommet montagneux paraissant toucher le ciel et jadis occupé par un prieuré bénédictin.(1)
Le cartulaire de l'évêché de Viviers dit " carta vielha " (dont l'original perdu fut reconstitué à partir de divers éléments estimés des alentours du Xe siècle) mentionne déjà à cette période la présence d'un édifice religieux existant à Montselgues (2). Il s'agit de la plus ancienne trace de la chrétienté relevée en ce lieu. Le prieur y est désigné sous le nom de Nicetius. Le territoire alentour était placé sous l'autorité de " Guigue de Chateauneuf et de son neveu qui partageaient tous leurs droits et leurs biens avec l'évêque de Viviers dans le castrum de Paris" (3). L'écrivain Freddy Couderc à la suite de ses recherches laisse supposer que la mystérieuse pierre tombale trouvée à Montselgues et déposée dans l'église où elle se trouve actuellement, est très certainement le dernier vestige connu de cette célèbre famille.
Hélas, dans le Vivarais, il ne reste plus de trace des églises d'avant l'an mille. Deux mentions, rédigées en 1087 et 1134 dans le cartulaire de St Chaffre (Le Monastier-sur-Gazeille ) font état du prieuré de Montselgues qui devait revêtir une certaine importance, l'église primitive de Thines n'étant à cette époque qu'une annexe.
L'église prieurale et paroissiale de "Saint Martin de Montselgues" est une église romane construite par les moines bénédictins de St Chaffre au début du XIIe siècle. Comme pour toutes les églises dites romanes il ne subsiste ici que quelques éléments datant de cette période, principalement le tympan, des voûtes, une fenêtre ainsi que d'étranges sculptures.
Le portail d'entrée, ouvert au sud, prend l'aspect d'un porche reposant sur des colonnes jumelées sommées de chapiteaux sculptés. La taille des trois voussures carrées offre une perspective originale amplifiant l'impression de profondeur. Les chapiteaux sont décorés de feuillages divers et de personnages non identifiés. Ces deux motifs ne sont pas "mêlés" comme le sont, ailleurs, ce type d’ornements. Quelle était l'inspiration de l'artiste du moment ? On sait seulement que la taille délicate des chapiteaux sous tailloirs était généralement attribuée à une seule école de tailleurs qui œuvrait à cette tâche, tout le temps que durait la construction de l'église. Au-dessus du porche, la pierre datée de MCLXVII (1167) portant l'inscription "Tu es petrus et supe…." (Tu es Pierre et sur.. ) n'est qu'un remploi dont l'origine est ignorée. La suite du texte devait être inscrite sur une pierre du chevet primitif qui fut démoli au XIVe siècle. On peut logiquement supposer que le texte intégral est tiré du nouveau testament : (…) Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise (…).
La grande fenêtre située au midi (côté cimetière) et qui éclaire l'intérieur de l'édifice se distingue par la présence d'un tore en relief (boudin en arcade), reposant sur des chapiteaux ouvragés, supportés par deux fines colonnes. La dextérité des tailleurs de l'époque apparaît au travers de ce tore dont le diamètre est parfaitement identique à celui des colonnettes. Sous le toit de lauzes grises, des modillons en frise garnissent les murailles. Le monde végétal y est le plus représenté. Les motifs floraux alternent avec d'autres, géométriques, que l'on dit d'inspiration arabe.
L'intérieur de l'édifice donne une impression de grandeur qui contraste étrangement avec la faible masse extérieure du bâtiment. Les grands volumes s'ouvrent sous une nef centrale reposant sur des arches en berceaux brisés. L'abside habituellement circulaire a perdu son dôme en cul-de-four pour ne laisser place aujourd'hui qu'à un chevet carré supporté par une croisée d'ogive estimée du XVe siècle. Des fouilles réalisées dans le cœur ont permis de retrouver quelques ossement des moines inhumés à cet endroit. A droite, sur le chapiteau supportant l'arc triomphal, apparaît une étrange sculpture : deux basilics se faisant face y sont représentés. On prêtait à cet animal mythique (figuré au Moyen âge, par un coq à queue de vipère) inspiré de la mythologie grecque, le pouvoir de tuer d'un seul regard. On ne pouvait le vaincre qu'en lui présentant un miroir. Le chapiteau de Montselgues substitue au miroir un second basilic, ce qui permet symboliquement d'obtenir le même résultat. Au Moyen-âge le basilic était l'image du démon par référence au verset du psaume 91.13 du texte liturgique : " tu marcheras sur l'aspic et le basilic, et tu fouleras le lionceau et le dragon ". Pourtant, ce nom de basilic dérive du mot grec "basiliskos", signifiant "petit Roi"… A Montselgues comme ailleurs, les mystères de l'iconographie romane demeurent !
La pierre tombale ramenée dans la chapelle de droite, supposée le dernier vestige de la famille des Châteauneuf-Randon, porte une curieuse sculpture. Bien qu'apparenté à une croix latine, l'unique motif taillé au centre de la pierre serait en fait une épée, symbole d'appartenance à la chevalerie. Les quillons de la poignée se détachent nettement tandis que le dessin de la lame semble en partie érodé.
Bien que n'appartenant pas à la période romane quelques éléments de cette église retiennent l'attention. Le maître autel est contemporain. Cette singulière masse de grès est issue d'un seul bloc de 7 tonnes extrait dans le sol du pays et ramené en 1979 sur la place du village afin d'y être taillé dans le style monastique. La pierre fut ainsi réduite à trois tonnes avant de prendre place dans le cœur de l'église.
Le clocher carré, détaché du bâtiment a été reconstruit à partir de 1833, en remplacement d'un clocher primitif, en peigne, dressé sur la façade ouest de l'église. Sur l'ancienne construction les eaux de ruissèlement s'étaient infiltrées le long du clocher jusqu'à l'intérieur de l'église, entraînant un pourrissement du bois de la tribune. Celle-ci s'est effondrée "un jour où l'église était pleine de monde et tous ceux qui furent à la tribune tombèrent avec le boisage sur ceux qui étaient au dessous".
Le clocher actuel est couronné d'une Vierge, orientée à l'ouest et que l'on dit "tournée vers le hameau de Chamier, car ce sont ses habitants qui ont été les plus généreux lors de la construction du clocher ". Autrefois, ce clocher était coiffé d'une superbe croix de pierre, taillée dans une seule masse et ajourée au centre par une délicate fenêtre en losange. Cette croix patronnée est d'origine inconnue, mais son style apparenté à l'art gothique féodal laisse supposer une origine très ancienne, peut-être des environs du XIIIe siècle, période charnière entre les deux périodes romane et gothique qui se sont un temps chevauchées. Cette sculpture est toujours visible, aujourd'hui installée en évidence sur un mur de clôture, le long de la calade empierrée située à la sortie du village.
Au plus profond de l'Ardèche des chefs-d’œuvre d'architecture sommeillent, trésors oubliés que MA BASTIDE, votre magazine éclaire d'une lumière renaissante.
(1) Bulle du pape Clément IV en 1262
(2) Montselgues y est désigné sous le nom de Monte Selgo : "In Monte Selgo, ecclesiam Sacti Martini quam Nicetius tenet "
(3) Supposé Guy ou Guilhaume de Châteauneuf-Randon, seigneur de Châteauneuf-Randon décédé vers 1078 et dont les alliances se perdent avec les familles des seigneurs d'Estaing et de Joyeuse. Le Castrum de Paris est aujourd'hui le hameau du "petit Paris" autrefois lieu d'implantation seigneuriale bâti sur les lieux même d'un ancien camp romain.